On n’a jamais retrouvé le corps du premier et unique garçon qui m’ait brisé le cœur.
Et on ne le retrouvera jamais.
J’ai enterré Hektor Galanis dans un trou si profond que même les démons de la terre ne pourraient l’atteindre.
Il m’obsédait, depuis le jour où il m’a dit avoir passé un agréable moment mais que c’était fini. Une autre fille avait attiré son attention. Je ne me rappelle même pas son nom. À l’époque, je ne pensais qu’à Hektor ; je lui avais tout donné : mon premier baiser, mon amour, mon corps.
Et quand je lui ai dit que je l’aimais, il m’a juste répondu :
– Merci, mais je crois qu’il est temps de passer à autre chose.
Il n’avait pourtant pas fini de s’exprimer. Je lui ai enfoncé mon couteau dans le cœur et il s’est mis à cracher autant de mots que de sang.
Il ne pouvait pas comprendre. Moi non plus. Je me souvenais à peine d’avoir saisi le couteau que mon père m’avait offert pour mon quinzième anniversaire, trois mois auparavant, avec sa poignée ornée de pierres précieuses et ses reflets argentés, en revanche, je me rappelle que le sang d’Hektor avait la couleur des rubis incrustés.
Tout comme je me rappelle ce qui a finalement permis à ma tête de rattraper mon cœur battant : le dernier mot sorti de ses lèvres.
Alessandra.
Mon nom. Sa dernière pensée a été pour moi.
J’ai gagné.
Cette idée s’installe à présent en moi comme il y a trois ans. Ce sens de la justesse, de la paix.
Je lève les bras en l’air, m’étire comme un chat, avant de me retourner dans le lit.
Deux yeux marron apparaissent à quelques centimètres des miens.
– Bon sang, Myron, pourquoi tu me regardes ?
Il dépose un baiser sur mon épaule nue.
– Parce que tu es belle.
Allongé sur le côté, il appuie la tête sur son poing fermé. Mes draps lui couvrent le bas du corps, du ventre aux pieds. Par miracle, mon lit est assez grand pour lui. Des boucles souples s’éparpillent sur son front et il recule la tête pour mieux me contempler, dans des effluves de bois de santal et de sueur.
Tout en retenant d’une main les draps au-dessus de ma poitrine, je m’adosse à la tête de lit :
– C’était sympa, hier soir, mais tu devrais y aller, j’ai plein de choses à faire, aujourd’hui.
Il contemple toujours ma poitrine, à m’en faire lever les yeux au ciel.
– Une autre fois peut-être ? dis-je encore.
Il se redresse un peu avant de reporter ostensiblement son attention sur mes seins.
Ou plutôt non, sur la main qui retient les draps et le poids que je sens soudain s’y glisser.
Un diamant est arrivé sur mon doigt, beau, ovale et cerclé d’or. Il scintille au rythme de mes mouvements dans la lumière du matin. Cette bague est de loin le bijou le plus cher qu’il m’ait jamais offert.
– Alessandra Stathos, je t’aime. Veux-tu m’épouser ?
J’éclate de rire, mais plaque ma paume libre sur ma bouche en voyant Myron tressaillir.
– Qu’est-ce que tu crois ? dis-je au bout d’un moment. Bien sûr que non.
Je regarde encore une fois cette magnifique pierre. Avec ce présent, Myron a fait son temps. Pour je ne sais quelle raison, mes prétendants cessent de m’offrir des cadeaux de luxe une fois que j’ai rejeté leur proposition.
Dommage.
– Mais on est si heureux ensemble ! réplique-t-il. Je te chérirai tous les jours, je te donnerai tout ce que tu mérites. Tu seras traitée comme une princesse.
Si seulement il savait que je vise un peu plus haut que ça !
– C’est une proposition adorable, seulement je ne suis pas prête pour une relation sérieuse.
– Mais… bredouille-t-il, j’ai partagé ton lit.
Oui, ainsi que trois autres garçons ce mois-ci.
– Et maintenant, il est temps que tu t’en ailles.
Je suis sur le point de me lever quand la porte de ma chambre s’ouvre brusquement.
Myron se fige, les mains encore ouvertes devant moi, tandis que mon père, Sergios Stathos, Lord Masis, promène son attention sur ce qu’il peut voir de nos corps dénudés.
– Dehors ! crache-t-il d’une voix d’outre-tombe.
Mon père n’atteint même pas mon mètre soixante-cinq, mais il est bâti comme un taureau, la nuque épaisse, les épaules larges et des yeux vifs qui vous transpercent l’âme.
Myron essaie d’emporter les draps avec lui, mais je les tiens bien serrés autour de moi. Incapable de me les arracher, il se penche pour ramasser son pantalon.
– Dehors ! répète mon père.
– Mais…
– Allez, ou je vous fais fouetter.
Myron se redresse. Pas trop. Comme s’il avait besoin de camoufler sa grande taille. Il se dirige ainsi vers la porte, avant de se retourner.
– Ma bague ?
– Tu veux bien que je la garde ? En souvenir de ces moments passés ensemble.
Son expression se crispe. Il reste là, une jambe orientée vers la porte, l’autre vers moi.
Mon père fulmine.
Myron prend la fuite, manquant déraper au passage sur les pieds de mon père. Celui-ci attend qu’il ait disparu avant de lancer :
– Tu ne me facilites pas les choses pour te trouver un parti convenable, en te laissant ainsi surprendre chaque soir avec un nouvel amant.
– N’importe quoi ! C’était la cinquième nuit que Myron passait ici.
– Alessandra ! Tu dois arrêter ça, maintenant. Grandis un peu ! Il va falloir te caser.
– Quoi ? Chrysantha s’est trouvé un mari, peut-être ?
Il sait très bien que la loi interdit de me marier avant ma sœur aînée. C’est dans l’ordre des choses.
Il s’approche de mon lit.
– Le Roi des Ombres a renvoyé du palais bien des femmes célibataires, dont Chrysantha. Moi qui espérais que ta sœur allait capter son attention, c’est une telle beauté…
Oh oui ! Ma sœur est une telle beauté. Bête comme ses pieds.
– Mais ça ne s’est pas passé comme ça, conclut mon père.
– Myron est libre.
Il me jette un regard noir.
– Elle ne l’épousera pas. Chrysantha sera duchesse. J’ai déjà conclu des accords avec le duc de Pholios, un homme vieillissant qui veut une jolie fille à son bras. C’est réglé. Autrement dit, ton tour arrive, maintenant.
Enfin.
– Tout d’un coup, tu t’intéresses à mon avenir, c’est ça ? dis-je, histoire de le contrarier.
– Je m’y suis toujours intéressé.
N’importe quoi. Mon père n’a d’intérêt pour moi que quand il me surprend à faire quelque chose qui ne lui convient pas. Toute ma vie, il a concentré son attention sur Chrysantha.
Il poursuit :
– Je vais rencontrer le comte d’Oricos pour discuter de ton mariage avec son fils, qui héritera de lui un jour. Ce qui ne saurait tarder, étant donné la santé chancelante d’Aterxes. Voilà qui devrait te réjouir.
– Sûrement pas !
– Tu ne vas pas me poser éternellement le même problème.
– Merci quand même, mais j’ai des vues sur un autre homme.
– De qui s’agit-il ?
Je me lève en tirant le drap autour de moi afin de le coincer sous mes bras.
– Le Roi des Ombres, bien sûr.
– Cela m’étonnerait ! s’esclaffe mon père. Avec ta réputation, ce sera déjà un miracle si je parviens à te caser auprès d’un fils de gentilhomme.
– Nul ne connaît ma réputation, excepté ceux qui sont directement concernés.
– Les hommes ne gardent pas pour eux leurs exploits de chambre à coucher.
– Si, quand il s’agit de moi.
– Comment cela ?
– Je ne suis pas idiote. Je détiens des informations sur tous ceux qui sont entrés dans cette chambre. Myron a une fâcheuse addiction au jeu. Il a perdu un héritage dans une partie de cartes. Il a accusé un serviteur de la disparition d’un pendentif, l’a fait fouetter puis renvoyer. Son père n’aimerait pas savoir ça. Et Damon ? J’ai appris qu’il faisait partie d’un groupe de trafiquants d’armes illégales distribuées dans toute la ville. Il serait jeté en prison si quelqu’un découvrait la vérité. Sans oublier Nestor, tellement friand des fumeries d’opium. Je pourrais ainsi énoncer tous mes amants, seulement je pense que tu as compris.
Mon père ne change pas d’expression, mais ses épaules se détendent un peu.
– Tu fréquentes d’authentiques gentilshommes, ma chérie !
– Sauf que je sais ce que je fais. Et je vais continuer à agir comme je l’entends, car je suis mon seul maître. Quant à toi, tu vas m’envoyer au palais avec le prochain groupe de femmes destinées à rencontrer le roi, car si je suis douée pour quelque chose, c’est bien inciter les hommes à me demander en mariage.
Je fais scintiller le diamant sous ses yeux.
Et mon père ne cache plus son étonnement.
– Depuis combien de temps prépares-tu ton coup ?
– Des années.
– Tu n’as pourtant rien dit lorsque j’ai envoyé Chrysantha au palais.
– Papa, elle est incapable d’attirer l’attention d’un chien galeux. La beauté ne suffit pas pour se faire remarquer du Roi des Ombres. Il en voit défiler devant lui à longueur d’année.
Et je conclus :
– Envoie-moi là-bas. Je nous obtiendrai tout un palais.
Le silence s’abat un instant sur la chambre.
– Tu vas avoir besoin de nouvelles robes, finit par observer mon père. Et je ne vais pas récupérer la dot de ta sœur avant plusieurs semaines. Ça ne suffira pas.
J’ôte la bague de mon doigt, la contemple avec amour. Pourquoi croit-il que j’ai pris tant d’amants ? Certes, je me suis bien amusée mais, par-dessus tout, ils vont financer mon séjour au palais.
Je brandis la pierre devant mon père :
– Il y en a beaucoup d’autres, là d’où elle vient.
J’ai toujours adoré la couture, pourtant, il m’est impossible de fabriquer toutes les nouvelles tenues requises pour mes projets à venir en un espace de temps aussi court. Avec ma couturière préférée, je conçois et commande dix nouvelles tenues de jour, cinq robes du soir et trois chemises de nuit d’une indécence adéquate. (Quoique, celles-ci, je les couds moi-même, Eudora n’a pas besoin de savoir comment je compte passer mes nuits.)
Bien que je sois au courant de la situation, je ne m’en suis pas trop souciée jusqu’ici. Mes amants ont toujours éprouvé le besoin de m’offrir de belles choses. Très chères. Pour moi, c’était un jeu plutôt amusant. Il s’agissait de les séduire, de découvrir leurs secrets, de les amener à m’inonder de cadeaux.
Mais franchement ?
J’en ai assez.
J’ai un nouveau jeu en tête.
Je vais séduire le Roi.
J’imagine qu’il ne lui faudra pas plus d’un mois pour tomber éperdument amoureux. Et quand il me fera sa demande, je dirai oui pour la première fois.
Et une fois que le mariage sera officiel et consommé ?
Je tuerai le Roi des Ombres pour m’emparer de son royaume.
Ce jour-là, cependant, je n’aurai pas besoin d’enterrer le corps. Je trouverai un bouc émissaire et abandonnerai le cadavre afin que quelqu’un le découvre. Dès lors, les gens apprendront que je reste la dernière héritière royale.
Leur Reine.
Mon père sort d’abord de la calèche, puis me tend le bras. Je l’attrape d’une main gantée, saisis de l’autre ma jupe bouffante et descends les marches.
Le palais est un immense bâtiment entièrement peint en noir, d’apparence parfaitement gothique avec ces créatures ailées au sommet de chaque colonne. Des tours rondes se dressent sur les côtés, recouvertes de bardeaux d’un style architectural plutôt récent.
La façade sur toute sa longueur fait face au sommet d’une montagne et domine presque entièrement la ville en contrebas. Le Roi des Ombres est un grand conquérant qui étend peu à peu son influence sur le monde entier, comme son père avant lui. Étant donné que les royaumes alentour tentent parfois de riposter, il est vital que les lieux restent bien protégés et que le grand palais passe pour imprenable. Les gardes patrouillent sans cesse, le fusil à l’épaule, afin de dissuader davantage nos ennemis.
– Je ne suis pas sûr que tu aies eu raison de t’habiller en noir, observe mon père en me conduisant vers l’entrée principale. Tout le monde sait que la couleur préférée du Roi est le vert.
– Et toutes les filles présentes en porteront. L’important, c’est de se faire remarquer, pas de passer inaperçue.
– Je pense que tu te trompes.
Et moi non. Lorsque le Roi a conquis Pegai, certaines dames de la cour ont essayé le style de la ville avec ses culottes amples et ses ourlets péplums sous une camisole ajustée. Au bout d’un certain temps, la mode est passée. La plupart des dames ne parvenaient pas à s’adapter.
J’ai créé un mélange du style pegain avec celui de nos jupes bouffantes naxosiennes. J’arbore une surjupe longue jusqu’aux pieds, ouverte sur un pantalon serré et des bottines à talons pour me faire gagner quelques centimètres. Mon corsage à manches courtes est compensé par des gants si longs qu’ils cachent complètement mes bras ; il est fermé dans le dos, sous la taille, et le col m’arrive juste sous la clavicule. Modeste sans faire mamie.
Je porte une médaille en forme de rose noire et des boucles d’oreilles assorties, avec les cheveux noués en demi-queue-de-cheval.
– Je suppose, reprend mon père, que tu as un projet pour le moment où tu seras présentée au Roi ? Il reçoit chaque dame l’une après l’autre sous le dais. Quand est venu le tour de Chrysantha, il n’a jeté qu’un bref coup d’œil sur elle. Le Roi des Ombres ne descend jamais se mêler à sa cour, il n’invite jamais personne à danser.
– Bien sûr que j’ai un projet.
On ne part pas au combat sans arme.
– Pourrais-tu préciser ?
– Tu n’es pas concerné. Tu n’as pas besoin de savoir.
Les muscles de ses bras se crispent légèrement.
– Mais je pourrais te soutenir. Il n’y a pas que toi qui vises ta réussite.
Je m’arrête au sommet des marches :
– Tu as déjà séduit un homme ?
– Bien sûr que non, s’emporte-t-il.
– Alors je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin de ton aide en quoi que ce soit. Rassure-toi, papa, si tu peux te rendre utile d’une façon ou d’une autre, je te le dirai. Pour l’instant, je gère.
On ralentit un peu le rythme. Le portier nous adresse un petit salut quand on passe devant lui et mon père me conduit à la salle de bal.
Cependant, nous ne pouvons la traverser, bloqués par une file verte qui va presque jusqu’au portail de sortie. Près d’une centaine de filles la suivent avec un ou plusieurs membres de leur famille, dans l’attente d’être présentées au Roi. Je suis certaine qu’elles ne sont pas toutes en âge de se marier. Beaucoup ont l’air d’être les petites sœurs des dames qui les précèdent. Pourtant, si le Roi devait montrer le moindre intérêt pour les plus jeunes, je suis certaine que leurs pères les rendraient aussitôt disponibles.
Le mien tente de me placer au bout de la rangée mais, même si elle paraît avancer à un rythme plus ou moins rapide, il n’en est pas question.
– On ne va pas faire la queue, dis-je, catégorique.
– C’est le seul moyen pour être présentée au Roi.
– Allons d’abord dans la salle de bal.
– Tu seras perdue au milieu de cette marée humaine. Ce n’est pas ainsi que tu attireras son attention.
Dans un soupir excédé, je me tourne vers lui :
– Si tu ne peux pas faire ce qu’on te dit, tu n’as qu’à t’en aller. N’oublie pas qu’avec Chrysantha sous ta tutelle tu n’as rien obtenu. Ta méthode ne marche pas. Je suis chargée de ce projet et je vais l’exécuter comme bon me semble. Mais il ne faut pas qu’on entre dans cette soirée en se querellant, alors décide-toi maintenant.
Il serre les dents. Il n’aime pas qu’on lui dise ce qu’il doit faire, moi, sa dernière enfant, moins que personne. Peut-être que si ma mère était encore vivante, il se montrerait plus gentil, plus attentionné, mais la maladie l’a emportée quand j’avais onze ans.
Finalement, il hoche la tête et tend son bras libre devant nous, m’invitant à suivre ce chemin.
Ce que je fais.
La musique rythmée d’un orchestre nous parvient à travers les portes ouvertes. Il semblerait pourtant qu’elle ait, dans un premier temps, servi à vider la salle. Je contemple les filles avec ces mouchoirs pressés contre le nez pour empêcher leurs mères grincheuses de les punir d’avoir battu en retraite dans les couloirs.
Le Roi a-t-il jamais ouvertement rejeté les femmes qui viennent demander une présentation ? Je souris à l’idée de sa désinvolture. C’est exactement ainsi que je me conduirais à sa place.
Mon père et moi bousculons quelques messieurs en train de partir, avant de nous faire finalement repérer au cœur de la fête.
Des couples glissent élégamment sur la piste de danse. Des gentilshommes boivent du vin dans des gobelets et les mères bavardent sur les côtés. Des groupes de filles rient derrière leurs châles ou leurs éventails en s’approchant du dais.
Du Roi des Ombres.
Je n’avais encore jamais levé les yeux sur cet homme et je me sens totalement libre de l’observer, le temps que je voudrai si je reste discrètement cachée parmi les autres invités.
Son surnom, paraît-il, est bien mérité, selon les rumeurs que j’ai entendues. Des filaments d’ombres nimbent sa silhouette, tourbillonnant de vie, caressant sa peau pour se dissoudre avant de réapparaître.
Un spectacle fascinant.
On dit que le Roi des Ombres possède une sorte de pouvoir, que nul ne saurait décrire. D’aucuns prétendent qu’il peut obliger les ombres à suivre ses ordres, qu’il fait appel à elles pour tuer – exécuter ses ennemis. D’autres disent qu’elles lui servent de bouclier, qu’aucune lame ne peut transpercer sa peau. Certains vont même jusqu’à affirmer que les ombres lui parlent, lui murmurent les pensées de ceux qui l’entourent.
J’espère bien que cette dernière supposition est fausse.
Étant donné ce que je lui réserve après notre nuit de noces, ce serait préférable.
Une fois que ma vue s’est adaptée aux contours de sa silhouette, je distingue d’autres éléments : il a les cheveux noirs comme les ombres qui l’entourent, coupés court autour des oreilles, mais le crâne garde un certain volume, avec une raie sur le côté. D’épais sourcils couronnent ses yeux. Les lignes de sa mâchoire sont trop acérées pour disparaître sous sa barbe de trois jours. Avec un nez droit et des lèvres épaisses…
C’est le plus bel homme que j’aie jamais vu, malgré son expression marquée à la fois d’ennui et d’irritation.
Séduire le Roi sera somme toute une tâche des plus agréables.
En tout cas, je vois à sa tenue que nous sommes assortis. Alors qu’autour de nous, les couleurs des robes varient de la turquoise à l’olive, en passant par la menthe, nous sommes tous les deux en noir, de la tête aux pieds. Le Roi porte un élégant pantalon, une chemise avec cravate, une veste et un pardessus. De brillants boutons argentés ornent sa veste, une chaîne pend de son épaule gauche jusqu’à une poche, retenant sans doute une montre. Des gants de cuir noir couvrent ses mains posées sur les bras de son fauteuil. Contre le trône repose une épée dans son fourreau, qui ne doit servir qu’à la décoration.
Bien qu’il ne porte pas de couronne, on ne saurait douter du statut de cet homme, au point que je finis par observer :
– Il est vraiment extraordinaire.
Et jeune. Je sais qu’il n’est couronné que depuis un an, mais il ne doit pas être beaucoup plus âgé que moi.
– Souviens-toi, il ne faut pas t’avancer à plus d’un mètre cinquante de lui.
Oui, je connais la loi. Personne n’a le droit de toucher le Roi. C’est un crime passible de mort.
Oh ! Il représente un délicieux mystère que j’ai hâte de résoudre.
– Danse avec moi, papa.
Comme il a bien appris sa leçon, mon père place une main sur ma taille, puis m’entraîne dans une danse lente sans m’interroger davantage. Je lui demande de nous rapprocher du centre.
À notre gauche, deux messieurs dansent ensemble. Le plus grand fait tournoyer l’autre dans un mouvement impeccable. À notre droite, un homme et une femme se collent d’une manière indécente l’un contre l’autre et je les acclame silencieusement. La rebelle en moi adore jeter de la poussière dans le décor.
Au bout de quelques minutes, je repère quelques hommes en train de m’observer au-dessus de la tête de leur partenaire. Apparemment, mon ensemble noir fait sensation.
Mais, par-dessus tout, je crois que ce sont mes jambes en pantalon qui attirent leur attention. Ces messieurs ne sont pas habitués à un tel libertinage. D’autant que j’ai choisi une coupe ultra-serrée qui souligne mes formes.
– Les gens nous regardent, déclare mon père.
– C’est bien l’idée, non ?
J’imagine à quoi doit ressembler la scène depuis le dais, ce cœur noir parmi de gentils pétales.
Une fois présentées, la plupart des filles quittent la salle. J’espère que le cortège va bientôt s’achever. Il ne peut pas y avoir tant de jeunes nobles par ici.
Soudain, un frisson de chaleur me parcourt la nuque et s’étend jusqu’à mes pieds. On m’observe.
– Dis-moi, papa, on a bien attiré l’attention du Roi ?
Il jette un regard en coin vers le trône, écarquille les yeux.
– Je crois, oui.
– Parfait. On continue de danser.
– Mais…
– Papa !
Je me laisse emporter par le rythme. J’aime trop danser. J’aime comment mon corps s’allège, devient si fluide tandis que j’effectue ces pas, comment mes cheveux se balancent sur mes épaules, comment ma jupe tournoie autour de mes jambes.
Vers la fin de la chanson, je demande :
– Il reste combien de femmes dans la file ?
– Dix.
Quand la chanson s’achève et au moment où l’orchestre en entame une autre, mon père m’interroge :
– On ne devrait pas… ?
– Je meurs de soif. On va s’asseoir pour prendre un rafraîchissement.
– Mais…
Je le fusille du regard, alors il reprend mon bras et me conduit vers une table où s’alignent des verres emplis d’un liquide rouge et de petits plateaux d’amuse-gueules.
Je saisis une flûte, la porte à ma bouche.
– Lord Masis ! lance une voix non loin de nous.
Je lève la tête pour découvrir un gentilhomme blond plus âgé que moi. La trentaine. Il a encore le visage jeune, mais les épaules beaucoup plus larges que les hommes que je fréquente habituellement.
– Lord Eliades ! s’écrie mon père en me lâchant. Où étiez-vous ? Voilà des semaines qu’on ne vous voit plus au club.
Je n’ai pas la moindre idée du club dont il peut parler, mais j’aurais dû me douter que mon père ne passait pas toutes ses soirées chez une maîtresse. Il ne s’est jamais remis de la disparition de ma mère.
Il serre la main d’Eliades et je constate que celui-ci a la paume droite assez calleuse. Plutôt inattendu chez un gentilhomme. En même temps, je remarque les muscles particulièrement développés de ses jambes. Apparemment, c’est un cavalier accompli.
– Hélas, mes domaines ont retenu toute mon attention ces derniers temps. Il fallait que je…
Déjà ennuyée par cette conversation, je ne me donne pas la peine d’écouter la suite et me retourne vers les danseurs. Trop occupé à observer mes jambes, un monsieur marche sur le pied de sa partenaire.
– Aïe ! proteste-t-elle.
Je souris dans mon verre, bois une autre gorgée en prenant garde de ne pas promener mon attention vers le trône. Je ressens encore comme un rayon de chaleur provenant de cette direction.
– Excusez mon impolitesse ! s’écrie soudain mon père. Orrin, voici ma fille, Alessandra. Maintenant que Chrysantha est fiancée, je lui autorise cette sortie au palais.
J’étouffe un grondement avant de me retourner. De toute façon, je ne fais sans doute que me rendre service en prenant contact avec d’autres invités, sans montrer le moindre intérêt pour le Roi. Mais je suis également certaine de ne pouvoir supporter aucun des amis de mon père.
Je soulève ma surjupe de ma main libre pour faire la révérence.
– Enchantée.
Eliades s’incline, les yeux brillants.
– Elle est aussi belle que l’aînée. Elle a un aussi bon caractère ?
Le temps que mon père trouve une réponse, Eliades ajoute :
– Je suis encore abasourdi que vous ne m’ayez pas donné Chrysantha. Mon argent vaut bien celui d’un duc !
– En tant que comte, je suis sûr que vous comprenez pourquoi je devais chercher le plus haut titre possible. Bien que j’apprécie notre amitié, ma Chrysantha chérie…
Je ferme les yeux. Pas question que tout le monde ne parle plus que d’elle. C’est de moi qu’il s’agit, ce soir.
– Papa, une nouvelle danse commence.
Là-dessus, je dépose mon verre, lui tape sur le bras.
Se souvenant du but de notre sortie, mon père nous excuse et m’entraîne vers les autres danseurs. J’essaie de cacher ma colère. Même à une soirée où Chrysantha est absente et où mon père s’efforce de m’aider à attirer l’attention du Roi, il ne peut s’empêcher de parler de sa favorite, sa fille qui ressemble à maman et se comporte avec la même délicatesse.
– Plus de file d’attente, observe papa alors qu’on se remet à danser.
– Ne t’arrête pas. Ne regarde pas le Roi.
– C’est lui qui nous regarde.
– Ignore-le.
Du coin de l’œil, je repère le mouvement du souverain sur son trône, comme s’il était engourdi.
À cause de moi.
À cette idée, ma colère disparaît aussitôt. La chanson va plus vite, m’obligeant à me concentrer davantage. Alors que le visage de mon père s’efface devant moi, je parviens à oublier la présence du Roi. Je ne capte plus que le rythme des battements de mon cœur et l’impression que mes pieds glissent sur le sol.
Avant la fin de la chanson, la musique s’interrompt brutalement. Autour de nous, les couples se dispersent et mon père arrête de danser.
Le Roi s’avance, avec ces ombres qui suivent chacun de ses mouvements. J’essaie de dominer le rythme de ma respiration tandis que mon père prend ma main dans la sienne et se retourne vers notre souverain.
– Votre Majesté, lâche-t-il en s’inclinant.
À mon tour, je fais la révérence.
– Lord Masis, répond le Roi avec un petit signe de la tête, je ne crois pas connaître votre partenaire.
Je m’efforce de ne pas le fixer dans les yeux, ce qui ne m’empêche pas de sentir qu’il m’examine de la tête aux pieds. Il m’a déjà observée en douce durant un bon quart d’heure mais, cette fois, il prend son temps sans se gêner.
– Sire, pardonnez-moi, intervient mon père. Puis-je vous présenter ma fille cadette, Lady Alessandra Stathos ?
– Madame, observe le Roi sans me quitter des yeux, vous n’avez pas pris la file d’attente avec les autres dames. Vous intéresseriez-vous davantage à la piste de danse qu’à moi ?
Il a une voix profonde de baryton, pas vraiment apaisante, mais puissante.
J’évite de sourire lorsque nos regards se croisent pour la première fois. Une délicieuse secousse me traverse le corps.
Ses yeux d’un tumultueux vert océan révèlent une profondeur dangereuse, quelque peu excitante, et je me rends alors compte que j’aurai du mal à simuler une quelconque indifférence.
Je parviens enfin à détourner mon attention, mais juste pour baisser lentement la tête, afin de mieux l’observer, de la pointe de ses cheveux noirs à la base de ses bottes cirées.
– Oui, dis-je alors.
Mon père manque s’étrangler.
Mais le Roi des Ombres part d’un éclat de rire.
Et moi de continuer :
– J’ai vu des dames quitter le bal en larmes et il m’a semblé que la rencontre de Votre Majesté serait le meilleur moyen pour moi de me faire jeter dehors. Et je ne voulais pas que cela m’arrive avant de danser un peu.
– Aimez-vous vraiment danser, ou ne cherchiez-vous pas, plutôt, à montrer vos…
Il jette un bref regard sur mes jambes avant d’ajouter :
– Votre robe ?
– Vous moqueriez-vous de ma tenue ? C’est moi qui l’ai dessinée.
– Absolument pas, au contraire, elle me plaît assez.
Une pincée d’humour fait vibrer son intonation. Il se moque sans doute de moi et je n’aime pas ça.
– Donnez-moi vos mesures, dis-je alors, et j’en ferai faire une pour vous.
Un nouveau sourire étire les lèvres du Roi et je ne peux m’empêcher d’admirer à quel point cela le rend plus beau.
– Dansez avec moi, répond-il.
Mon père demeure immobile comme une statue de pierre.
– Est-ce un ordre ou une demande ? Je me suis laissé dire que vous faisiez pendre les filles qui s’accrochaient trop à vous.
– Pas pendre. Ces filles sont priées de quitter la soirée. Tant que vous saurez garder vos distances, je ne vous ferai pas congédier.
Je ne me sens pas pour autant prête à céder.
– Quel plaisir y a-t-il à danser en couple quand on ne peut pas toucher son partenaire ?
– Acceptez mon invitation et vous verrez bien.
La piste de danse se vide jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le Roi et moi. L’orchestre entame un nouvel air, destiné à nous seuls.
Les yeux dans les miens, le Roi esquisse un pas et je recule en suivant son mouvement. Le style de la danse est quelque peu improvisé, sans une chorégraphie à laquelle se conformer, et je ne puis m’empêcher d’y voir une épreuve destinée à vérifier si je tiendrai le coup. J’imite totalement mon partenaire quand il effectue des pas de côté. Il garde les mains dans le dos, mais la danse n’est pas un art aussi raide, alors je finis par laisser les miennes remuer à mon rythme.
Au début, j’ai du mal à ne pas me laisser distraire par les ombres noires qui dansent autour de lui. Elles sont tellement insolites, fascinantes. Je me demande ce qui se passerait si j’en touchais une. S’enroulerait-elle autour de mon doigt ? Se dissiperait-elle au contact de ma peau ? Me donnerait-elle l’impression d’avoir plongé au cœur d’un brouillard ?
Je me reprends lorsqu’il me passe un bras autour du cou. Je sais que je ne devrais pas me laisser faire, alors je finis par virevolter, et ma surjupe s’envole du sol pour mieux montrer le pantalon ultramoulant que je porte dessous. Je ferme les yeux pour sentir le rythme.
Le tempo se précipite, ainsi que les mouvements du Roi. J’ai l’impression de sentir ses actions plutôt que de les regarder. La danse devient exaltante et frénétique, comme s’il y avait quelque chose de désespéré jusque dans la musique elle-même. À mesure que la chanson s’accélère et que les yeux du Roi plongent dans les miens, j’ai l’impression qu’il essaie de me communiquer un message juste à travers ses entrechats.
Je ne vois que ses iris verts, ne sens que le sol sous mes pieds. Je perds toute notion du temps et de mes objectifs.
Quand la musique s’arrête, je jette la tête en arrière alors que le Roi des Ombres tend vers moi une main gantée comme s’il voulait me caresser.
Je respire lourdement en fixant les deux globes vert émeraude. Nous nous reprenons en même temps quelques secondes plus tard.
Le Roi finit par détourner son attention de moi, levant la voix pour s’adresser à tout le monde :
– Assez de festivités pour ce soir.
Sans une parole de plus, il pivote sur un talon et quitte la salle, attrapant son épée au passage.
Abasourdie, je reste les yeux fixés sur l’endroit où il a disparu.
À cet instant, des serviteurs emperruqués font sortir tout le monde. Mon père m’attrape par le bras et je le suis sans un mot.
Que s’est-il passé ?
Je croyais m’être parfaitement tenue. Je ne l’ai pas touché, je ne me suis pas trop approchée.
Ce Roi, qui n’avait jamais dansé en public avec quiconque depuis son couronnement, m’a invitée, moi.
Habituellement, les hommes ne me rejettent pas ainsi. Ça ne m’était plus arrivé une seule fois depuis Hektor. Je sens mes narines frémir et mes joues s’enflammer.
– Jolie tentative, observe mon père en m’aidant à grimper dans la calèche. Dieu sait que tu as beaucoup mieux réussi que la plupart des femmes. Non seulement le Roi s’est donné la peine de te regarder mais il t’a invitée à danser. Il ne t’oubliera pas. Ce n’est pas forcément terminé.
L’équipage part lentement, roulant et s’arrêtant régulièrement, car la sortie du palais est embouteillée par les nombreuses berlines qui en sortent.
– Un instant ! lance une voix.
Notre véhicule s’arrête brusquement.
La tête d’un homme apparaît devant une de nos fenêtres. Un serviteur du palais.
– Lady Stathos ? demande-t-il.
– C’est moi.
Il plonge un bras dans la cabine pour me tendre une enveloppe noire. Je la prends, mais il ne s’en va pas pour autant. Il attend patiemment que je l’ouvre.
Pardonnez-moi, Madame, mais j’ai changé d’avis. Je ne voudrais pas que vous partiez maintenant. Vous êtes beaucoup trop intéressante. Accepteriez-vous de rejoindre ma cour ? Considérez ceci comme une invitation, non un ordre. Mon émissaire attendra que vous terminiez de lire ce message au cas où vous accepteriez.
KM
Je m’interroge sur la signature. Est-ce que ce serait les véritables initiales du Roi ? J’aurais dû me douter qu’il ne signait pas RO. Roi des Ombres. Ce n’est pas son nom, après tout.
Prise d’euphorie, je me rends compte de ce que ça signifie.
– Qu’est-ce que c’est ? demande mon père.
– Le Roi me demande de rester à la cour.
– Alors, que faisons-nous dans cette berline ?
Je me penche vers le domestique :
– Je vais accepter l’invitation de Sa Majesté.
– Très bien, Madame.
Il m’ouvre la portière, mais la referme alors que mon père cherche à descendre :
– Je crains que seule Madame soit concernée, Monseigneur. Vous pouvez rentrer chez vous.
Sans lui laisser le temps de protester, il me conduit au palais.
Nous n’entrons pas par les portes principales mais par un accès latéral qui semblerait plutôt réservé aux domestiques.
D’ailleurs, je croise des blanchisseuses et des cuisinières qui me dévisagent comme si je m’étais trompée de corridor. Tapis noirs, chandeliers tortueux, embrasures de portes bordées de vases ornés d’images d’étalons et d’aigles…
Le Roi tenterait-il de me cacher ? Ou peut-être de ne pas créer un spectacle dès ma première arrivée ?
Finalement, le serviteur s’arrête devant une porte, sort une clé de sa poche et nous fait entrer.
La suite est gigantesque, bien plus que tout ce que j’ai jamais vu, avec d’épais rideaux occultants, des meubles de bois ornés de ravissantes roses et de coussins moelleux ; pourtant, je suis certaine qu’elle est loin d’égaler ce qu’on pourrait voir dans l’appartement d’une reine.
Une servante se redresse, comme si elle venait de faire le lit.
– Le Roi a déjà fait envoyer chercher vos affaires, Madame, commente le domestique. Tout devrait arriver demain dès l’aube.
– Mais je viens juste d’accepter et vous ne lui avez pas encore transmis ma réponse.
Cela le fait partir d’un petit rire :
– Le Roi espérait bien que vous accepteriez.
Espérait ? Quelle outrecuidance !
– Je vois.
J’ai beaucoup de travail devant moi.